Le 100 boulevard de Clichy est une adresse emblématique de l’histoire des cabarets. Elle débute par l’ouverture de la Taverne des Truands en 1905. Dans ce quartier interlope où le Moulin Rouge brasse depuis 1889 artistes, étrangers, bourgeois, ouvriers et canailles, ce nouveau cabaret peine à trouver sa place et son identité. Les propriétaires se succèdent. L’un d’entre eux le transforme même, vers 1920, en théâtre de marionnettes à la décoration Art déco recherchée, assurée par Henri Rapin et Charles Hairon[1].
Finalement, faute de réussite, cet établissement est repris en 1921 par le revuiste André Dahl et le parolier Roger Ferréol. Ils exploitent la salle sans la modifier[2], mais les défauts de la scène[3] et « les peintures murales, d’un genre très vieillot[4] », les obligent à une rénovation complète, entreprise entre le 14 juillet et le 31 août 1928[5]. La direction confie alors à l’architecte Charles Million ces travaux.
Façade, état vers 1930 (CAPLAIN, op. cit.)
Totalement remanié, affichant sur le boulevard sa façade Art déco « entièrement lumineuse[6] » et, à l’intérieur, son décor néo-rural, le théâtre des Deux-Ânes s’affirme, dès lors, comme le temple de l’humour politique et de la parodie.
Dès sa création, ce nouvel établissement, où les grands de l’art chansonnier se succèdent et où de futures stars comme Arletty débutent, donne le ton. Le lieu n’est pas étranger au succès des artistes et de la programmation. L’originalité des décors, qui tranchent fortement avec la façade moderne, donne une identité forte au théâtre. Charles Million[7] s’inscrit dans un mouvement de réhabilitation des arts populaires qui propose l’émergence d’un style régionaliste[8]. Cette tendance est renforcée par la proximité du « village de Montmartre » qui, depuis déjà une quarantaine d’années, s’est forgé une image champêtre et festive. Il s’agit donc de rappeler que l’établissement se situe au pied de la butte, dans un espace urbain de transition, qui offre une échappatoire à la ville bruyante et permet de retrouver un esprit plus authentique. La surprise est totale pour le spectateur qui, passé le petit hall, s’attend à se retrouver dans un cabaret traditionnel et découvre, en lieu et place des tables et chaises, une scène avec fosse d’orchestre, parterre et balcon. Et que dire de l’étonnant décor fixe qui prolonge le proscenium, bien éloigné des principes d’avant-garde affichés en façade. Ainsi, à droite de la scène, « un balcon rustique avec fenêtres, barres d’appui, pots de fleurs et cage à serins d’un effet pittoresque[9] », contribue à placer le spectateur au cœur d’une place de village mythifiée, aux faux airs de Provence ou de Pays basque. Le public est ainsi invité au voyage. Quelques années plus tard, la salle atmosphérique du grand Rex offrira les mêmes artifices avec plus de faste et d’ampleur. Pour achever le dépaysement et illustrer la devise de l’établissement « Bien braire et laisser rire », les murs de la salle sont habillés de scènes évoquant l’Âne à travers les arts et l’histoire par l’artiste Zygmunt (Léopold) dit Zyg Brunner, grand caricaturiste de Montmartre. La qualité du projet est saluée par la presse.
La folle aventure des Deux-Ânes est lancée[10] et rien n’arrêtera plus ce creuset de création et de talents qui a survécu aux heures les plus difficiles et les plus sombres du 20e siècle. Depuis 1991, Jacques Mailhot préside à son destin entre tradition et modernité. Les revues d’actualité et les stand-up continuent ainsi de passer au crible de l’humour les évènements, les personnalités et les idéologies qui animent la société française. Le dernier théâtre des chansonniers de Paris peut s’enorgueillir d’avoir franchi le cap des 100 ans d’existence dans un écrin remarquablement préservé, protégé au titre des monuments historiques en 1991.
[1] CHAVANCE, René, « Un théâtre de marionnettes », Art et Décoration, août 1921, p. 61-64.
[2] BRUN, Gabriel, « Les avant-premières – Le spectacle d’ouverture au théâtre des Deux-Ânes », Comœdia, 29 septembre 1921.
[3] LAZAREFF, Pierre, « Les nouveaux théâtres – Le domaine du « Napoléon de cabarets » s’agrandit », Paris-Midi, 17 août 1928.
[4] LE CAPITAINE FRACASSE [pseudonyme], « Dans les théâtres - Informations », L’Écho de Paris, 28 juillet 1928.
[5] Parmi les extraits de presse, voir en plus de la citation précédente « Music-Halls, cirques et cabarets. Petit courrier », Comœdia, 4 juin 1928.
[6] LAZAREFF, Pierre, op. cit.
[7] On sait peu de choses sur Charles Million. Chansonnier sous le pseudonyme de Gabriel Marrot (très actif dans l’entre-deux-guerres) et pensionnaire de Roger Ferréol (LAZAREFF, Pierre, op. cit.), il réalise également le théâtre de Dix Heures (dans le même style) et le théâtre national de la Caricature (CAPLAIN, op. cit.).
[8] Voir OSTROWESKY, Sylvia et BORDREUIL, Jean-Samuel, Le style néo-régional, reproduction d’une architecture pavillonnaire. Paris : Dunod, 1980.
[9] « L’avant-scène – Les nouveaux Deux-Ânes », L’Œuvre, 6 septembre 1928.
[10] Pour une histoire complète du théâtre, voir MORTAIGNE, Véronique, Le théâtre des Deux ânes, 100 ans d’humour politique, Paris : Cherche-Midi, 2016.