« Cette salle est un évènement capital de l’histoire de l’Architecture. Elle a frappé au cœur de l’académie, car vous voyez bien qu’il est impossible d’inscrire sur une de ces surfaces […] aucune des formes transmises par la tradition […]. Ces formes traditionnelles se sont établies sur la construction de pierre et la salle Pleyel, elle, ne s’occupe pas une minute de savoir comment elle sera portée. Elle ne s’occupe que de transmettre des ondes sonores[1]. »
Lorsque Le Corbusier prononce ces mots, la salle Pleyel a déjà quatre ans d’existence. Mais elle reste prisonnière du débat doctrinal qu’elle incarne, opposant deux grandes figures d’alors : Auguste Perret et Le Corbusier. Ce dernier soutient une conception scientifique de l’architecture des salles de concert, portée par le directeur de la maison Pleyel, Gustave Lyon, ingénieur en acoustique, concepteur de la célèbre salle. Auguste Perret, fort du succès de ses deux réalisations parisiennes, le palais philarmonique des Champs-Élysées et la salle Cortot, est le tenant d’une démarche empirique qui a fait ses preuves[2]. Cette querelle occulte en partie les qualités effectives de la salle Pleyel. Son architecture et ses décors justifient pourtant de s’y attarder.
Dans les années 1920, Paris « reste dépourvue d’une grande salle de concert[3] » : une acoustique médiocre dessert alors le palais du Trocadéro de 4 000 places, la salle Gaveau demeure « encore un peu petite pour les grands concerts », enfin le théâtre des Champs-Élysées est perçu comme un site accueillant divers genres artistiques (musique, danse, théâtre…).
La société Pleyel s’intéresse à la question de longue date. Elle possède déjà, à côté de sa manufacture de piano, rue Rochechouart, une salle de concert de 550 places, où se sont produits les plus grands musiciens (Chopin y donne son dernier concert en 1848). En 1925, décision est prise d’abandonner cette adresse historique pour installer le nouveau siège dans un quartier plus central de la capitale. Gustave Lyon imagine alors un vaste complexe comprenant une grande salle de concert de 2 600 places, deux salons de récitals, des studios de répétition, des bureaux ainsi que des espaces d’exposition et de vente. Jean-Marcel Auburtin, auteur de music-halls et de cinémas à Paris avant-guerre (Le Bal Tabarin, l’Apollo, le Colisée), développe le projet. Après sa mort prématurée un an plus tard, Jean-Baptiste Mathon et André Granet, tous deux par ailleurs architectes en chef des Bâtiments civils et nationaux, lui succèdent.
Gustave Lyon, à la suite de ses recherches et expériences en acoustique, définit les principes régissant la construction. Il dissocie clairement les circulations, bureaux et annexes des salles de concert, en fond de parcelle. Les deux salons de récitals et le grand amphithéâtre au-dessus, « entièrement subordonné[s à leur] destination musicale[4] », obligent entre autres contraintes[5] les architectes et l’entreprise Léon Grosse – chargée de la maîtrise d’œuvre et spécialiste du béton armé – à les isoler respectivement. Afin d’empêcher la transmission des ondes, chacun possède des armatures dissociées. En conséquence, « la construction et le coffrage des deux systèmes plancher et plafond [sont] particulièrement délicats, puisque les éléments se croisent sans se toucher[6] ». Un isolant à base de carton ondulé, le « celotex », entouré de bandes de molleton, comble les interstices subsistants. Le revêtement de la salle, en stuc couleur or, parachève ses qualités, en assurant une réflexion régulière des sons.
La grande salle frappe par les reflets dorés envahissant toute la voûte. Ses courbes, alors inédites pour ce type d’espace, désarçonnent quelque peu certains commentateurs, davantage habitués aux architectures traditionnelles : « La forme donnée par le calcul est peu satisfaisante, à la fois brutale et molle[7] ». Les décors sont du reste sobres : seule une frise de Gustave-Louis Jaulmes, qui signe là sa troisième collaboration avec Auburtin, habille les murs jusqu’à hauteur du balcon (fig.). Le registre de cette œuvre, draperies, portiques à l’antique et exèdres – symbolisant « tout ce qui se rapporte à la musique, le chant des oiseaux, tous les instruments à cordes sur des arabesques d’or[8] » – deviendra chez l’artiste une constante qu’il reprendra pour ses compositions de la salle des fêtes de la mairie du 5e (1930) et du grand foyer du théâtre de Chaillot (1937). La critique n’est pas tendre pour ces « panneaux […] traités dans l’harmonie de l’ensemble générale, or et violet[9] » dont le style ne fait pas l’unanimité : certains les estiment « d’un goût contestable, d’un style certainement périmé et que l’on souhaiterait voir disparaître[10] ». Ils seront entièrement détruits lors de l’incendie de 1928.
En revanche, les quatre médaillons du grand hall-foyer du rez-de-chaussée que Gaston-Étienne Le Bourgeois réalise avec sa fille Ève, œuvres allégoriques de Ceux qui écoutent[11], d’une grande élégance, sont jugés quant à eux « délicat[s] et charmant[s][12] ». Leurs sujets – l’enfant, le serpent, le fauve, le poisson – sont familiers de l’œuvre du sculpteur, célèbre artiste-animalier. Associés à la harpe, le piano ou encore les orgues, dont les lignes épurées magnifient les dégagements vers le grand hall, ils constituent « toute la véritable sculpture que l’on peut trouver dans ce grand temple de la Musique[13] ».
Le reste des espaces est traité dans la veine de l’Exposition des arts décoratifs et industriels de 1925. Les revêtements des murs, des trumeaux et des dessus-de-porte recouverts de Lap – ciment aluminé inaltérable, chatoyant et précieux, mis au point 1923 par la mezzo-soprano et artiste peintre Speranza Calo (1885-1949) – renforcent l’impression de luxe et unissent harmonieusement l’ensemble, comme les ferronneries de Raymond Subes[14]. Quant aux deux salles de récitals, Chopin et Debussy, leurs décors épurés (Jacques-Émile Ruhlmann pour la salle Debussy) ont malheureusement été détruits.
Si une lourde rénovation après l’incendie de 1928 et la nécessité de corriger l’acoustique ont marqué les débuts chaotiques de l’immeuble, Pleyel connaît par la suite un succès sans pareil. Elle devient une des salles symphoniques mythiques de la scène internationale où pendant plus de 70 ans se produisent les artistes les plus talentueux. Mais le débat initial remettant en cause ses qualités a persisté, et ces faiblesses « liées aux proportions de départ qui n’ont pu être modifiées qu’à la marge […], pénalisant les orchestres dans l’interprétation des grandes symphonies […][15] » emportent sa vocation initiale, malgré plusieurs campagnes de rénovation. Suite à la création de la Philharmonie de Paris (2015), Pleyel se voit exclue des concerts classiques. Sa nouvelle affectation aux musiques actuelles impose un réaménagement total entre 2014 à 2016 et la prive de sa physionomie d’origine. Seuls les halls et espaces d’apparat, entièrement restaurés, préservent une part de sa magnificence.
[1] LE CORBUSIER, « La Soirée de propagande de l’Architecture d’Aujourd’hui – M. Le Corbusier » [conférence], L’Architecture d’aujourd’hui, n° 9, décembre 1931-janvier 1932, p. 77
[2] Voir TEXIER, Simon, « Les salles parisiennes et le débat sur l’acoustique » in FAURE, Julie et ASSELINE, Stéphane. En scène. Lieux de spectacle en Ile-de-France. 1910-1940. Lyon : Lieux-Dits, p. 32-37
[3] LOUVET, Albert, « La nouvelle salle de concerts édifiée par la société Pleyel », L’Architecture, avril 1928, p. 103
[4] CALFAS, P., « Constructions civiles – La nouvelle salle de concert Pleyel, à Paris », Le Génie Civil, 25 octobre 1927, p. 424
[5] Voir TEXIER, Simon, op. cit., p. 36
[6] Ibid., p. 36
[7] LOUVET, Albert, op. cit., p. 107. Voir aussi DORMOY, Marie, « La nouvelle salle Pleyel », L’Art Vivant, 1927, p. 996 : « On ne peut donc, à propos de cette salle, parler d’architecture, puisque sa forme fut déterminée non par un concept architectural, mais par des obligations techniques »
[8] GUTTINGER, Christiane, « Gustave-Louis Jaulmes, Mémoires », in id., Un peintre décorateur : Gustave-Louis Jaulmes, 1873-1959, mémoire du 3e cycle de l’École du Louvre, 1982, T. 1, p. 125 (p. 18)
[9] KLINGSOR, Tristan, « La nouvelle salle Pleyel », Art et décoration, 1928, p. 88
[10] HOEREE, Arthur, « La nouvelle salle Pleyel », Beaux-Arts, n° 20, 1er décembre 1927, p. 301-309. Voir aussi BRILLANT, Maurice, op. cit., p. 767 : « on a regretté, non sans motif, que l’or impérieux ne descendît pas jusqu’au sol et ne remplaçât pas la draperie en trompe-l’œil, à la vérité inutile »
[11] CHAVANCE, René. « Un bel exemple d'architecture contemporaine. Le nouvel hôtel Pleyel », Mobilier et Décoration. Paris, février 1928, p. 49
[12] GOISSAUD, Antony, « L’immeuble et la salle de concert Pleyel », La Construction moderne, 2 septembre 1928, p. 579
[13] Ibid.
[14] CHAVANCE, René. op. cit., p. 48
[15] Rapport d’information du Sénat fait au nom de la commission des finances sur la Philarmonie de Paris, enregistré le 17 octobre 2012.
Fils de l'architecte Auburtin Elie.