Fondée au lendemain de la Première Guerre mondiale par Auguste Mangeot, directeur de la revue Le Monde musical, et Alfred Cortot, pianiste de renommée internationale, l’École normale de musique a été pensée, dès son origine, comme une institution pédagogique de haut vol destinée à former des « musiciens complets », futurs concertistes ou enseignants, en les confrontant à un panel de compétences musicales très large au travers de classes instrumentales, de musique de chambre, de direction d’orchestre, mais aussi de composition, d’histoire de la musique et de théorie. Les cours assurés par une soixantaine de professeurs titulaires étaient complétés par des ateliers animés par des personnalités invitées, parmi lesquelles Pablo Casals, Reynaldo Hahn, Arthur Honegger et Igor Stravinsky. D’abord installée dans un immeuble de la rue Jouffroy-d’Abbans (Paris 17e), l’école utilisait une salle de concert située dans le 9e arrondissement, rue d’Athènes[1], mais, bientôt à l’étroit dans ces locaux peu commodes, elle emménage en 1927 dans un hôtel particulier à l’angle du boulevard Malesherbes et de la rue Cardinet (Paris 17e).
Construit en 1881 par l’architecte Léopold Cochet, cet édifice (offert à Alfred Cortot par la marquise de Maleissye) disposait d’une parcelle adjacente occupée par des dépendances. Soucieux d’offrir à leurs étudiants un lieu où ils pourraient exercer leur talent devant un public mélomane, les fondateurs de l’établissement décident de dédier cet espace disponible à la création d’une salle de concert. Dans ce milieu pédagogique effervescent, le théâtre des Champs-Élysées est considéré comme le temple de la musique contemporaine et c’est tout naturellement vers les frères Perret que se tournent Cortot et Mangeot. Depuis l’aventure mémorable du théâtre de l’avenue Montaigne, l’agence-entreprise a acquis une maîtrise constructive exceptionnelle grâce à la commande de halles industrielles, d’ateliers d’artistes et aussi d’une église de banlieue qui était en passe de devenir, aux yeux des spécialistes, une véritable icône du béton armé[2]. Auguste et Gustave Perret avaient également réalisé le théâtre éphémère de l’Exposition des arts décoratifs de Paris.
Composition volumique
En 1928, au moment où ils ont été sollicités par la direction de l’École normale de musique, les frères Perret avaient déjà conçu cinq salles de spectacle. Ils s’étaient forgé, face à ce type de programme, une théorie : un théâtre, outre la technicité de son espace scénique, devait offrir au public un cadre architectural très sobre et cependant harmonieux lui permettant de se mettre lui-même en représentation. La géométrie de la salle devait naturellement prendre pour modèle la figure enveloppante du cercle qui cristallisait, selon eux, l’image même de la société. Un tel idéal semble inaccessible dans le contexte contraignant de la rue Cardinet. Il s’agit d’élever ici, sur un terrain oblong (9 m x 29 m), une salle de 400 places dotée d’une scène susceptible d’accueillir vingt-cinq musiciens. La configuration de la parcelle, sa relation avec l’hôtel particulier, la nécessité d’un accès principal depuis la rue, tout appelait une organisation en longueur : les gradins se seraient alignés passivement face à une scène étroite rejetée au fond du volume bâti (à la manière d’un cinéma).
Cette solution, qui aurait ôté à la salle son aura et son humanité, ne peut convenir aux frères Perret. Le parti inattendu qu’ils ont adopté est de placer l’orchestre vers le milieu de la parcelle, en débord sur la cour, et d’étirer les gradins transversalement, sur toute la longueur du terrain. Ce choix paradoxal (qui risque, à première vue, de plaquer les auditeurs contre l’orchestre) leur a permis de résoudre, d’un coup, l’ensemble des problèmes. Le positionnement de la scène rend sa communication aisée avec l’école (l’entrée des musiciens étant nettement séparée de celle du public), les conditions d’écoute et de visibilité s’en trouvent considérablement améliorées (la distance avec les spectateurs étant réduite de moitié) et les angles morts, de part et d’autre, peuvent recevoir les escaliers. Quant à la salle proprement dite, elle ressemble, avec ses gradins tendus en arc d’un bout à l’autre du volume, à une vraie salle de concert.
Cette disposition insolite a supposé une série d’ajustements spatiaux et des corrections dimensionnelles très subtiles : visuellement symétrique, la salle est en réalité asymétrique, rythmée par des travées qui ne sont, en dépit des apparences, ni égales, ni carrées. La scène, placée latéralement, à la fois au-dedans et au-dehors du volume de référence, peut se lire comme une entité autonome. Largement ouverte vers les gradins, elle semble s’offrir, du fait de sa béance, le luxe d’un proscénium. Sa forme presque ovale (dérivée du cylindre) et son échelle généreuse suppriment tout effet d’écrasement. Par cette agilité compositionnelle, les frères Perret ont réussi à insérer dans l’existant un parallélépipède utile, parfaitement équilibré.
Acoustique et intériorité
La construction de l’édifice a été extrêmement rapide (octobre 1928 - juin 1929)[3]. On a posé d’abord la toiture pour protéger le chantier des intempéries. On a réalisé ensuite la scène et les gradins, les balcons et les escaliers. Composée d’un ordre majeur (huit poteaux, dont deux se transforment en colonnes pour encadrer la scène) et d’un ordre mineur (limité à la hauteur des loges), l’ossature se glisse entre les murs mitoyens, divisant la salle en trois travées identifiées par leur plafonnement (trois caissons définis par les poutraisons). Les remplissages (là où aucun mur existant ne vient clore l’ossature) sont en brique, revêtus de pierre côté rue, laissés apparents côté cour. La façade sur la rue Cardinet exprime par son opacité l’intériorité du programme. Cette élévation aveugle correspondait, pour les frères Perret, au caractère d’un lieu de spectacle, grande boîte dont la véritable fenêtre (le cadre de scène) se trouve à l’intérieur. La salle Cortot est un grand coffre clos sur lui-même.
Son volume interne, tapissé de feuilles de contreplaqué d’okoumé (4 mm) fixées sur des tasseaux de bois, est un chef-d’œuvre acoustique. Incurvé en partie haute, le mur de scène diffuse les sons en direction des gradins. L’ossature brute de décoffrage, dorée à la feuille de bronze, s’harmonise avec les tons chaleureux des parois. La rudesse des bétons, les panneaux d’okoumé simplement cloués, les défauts de coffrage non ragréés confèrent à cette salle une atmosphère raffinée qui ajoute à sa performativité un charme indicible.
Lors de l’inauguration de l’édifice, Alfred Cortot prononça un discours resté célèbre : « D’autres que moi diront à Auguste Perret, avec la compétence nécessaire, pour quelles raisons techniques ils admirent la salle qu’il a construite pour les besoins de l’École normale de musique. Pour moi, qui ai été témoin du coup de génie par lequel il a transformé un emplacement défavorable de forme et de proportion en un amphithéâtre dont les lignes évoquent la perfection grecque tout en s’inspirant de ce modernisme raffiné dont le théâtre des Champs-Élysées offre le plus bel exemple qui soit au monde, je ne puis que le remercier d’avoir donné aux mélomanes comme aux virtuoses le cadre idéal dans lequel la musique paraît plus belle aux oreilles de ceux qui l’écoutent et plus proche au cœur de ceux qui la font. Il nous avait dit, à Mangeot et à moi : « je vous ferai une salle qui sonnera comme un violon ». Il a dit vrai. Mais il se trouve, ce qui dépasse nos espérances, que ce violon est un stradivarius[4] ».
[1] Il s’agissait d’un petit théâtre à l’italienne situé au n° 10 de la rue d’Athènes (Paris 9e). Cette salle faisait partie d’un ancien hôtel particulier acquis en 1892 par la Société des agriculteurs de France qui la mettait à la disposition de l’École normale de musique.
[2] L’église du Raincy marque le début de la notoriété internationale des frères Perret.
[3] La salle Cortot a fait l’objet de plusieurs articles dans la presse de l’époque. Cf. COGNIAT, Raymond, « Une nouvelle salle de musique de A. et G. Perret », Art et décoration, octobre 1929, p. 124-128 ; IMBERT, Charles, « La salle de concerts de l’École normale de musique, rue Cardinet, à Paris, Perret frères architectes-constructeurs », La Technique des travaux, octobre 1929, p. 543-551 ; COGNIAT, Raymond, « Nouveaux théâtres. Salle de musique par A. et G. Perret », L’Architecture, 15 octobre 1930, p. 379-380 ; MAYER, Marcel, « La salle d’études de l’École normale de musique, par A. et G. Perret », L’Amour de l’Art, n° 2, 1931, p. 83-85.
[4] CORTOT, Alfred, « L’école normale de musique », L’Architecture d’aujourd’hui, n° 7, octobre 1932, p. 64.
Auteur du texte Joseph Abram, architecte, historien.
Architecte, historien.