Auteur du texte Bénédicte Meyer, attachée de conservation, Cité de l'Architecture et du Patrimoine.
C’est à l’occasion de l’Exposition internationale de 1937[1] que le palais de Chaillot voit le jour, à la place de l’ancien palais du Trocadéro datant de l’Exposition universelle de 1878. Dès 1932, plusieurs projets envisagent la reconstruction du palais en ouvrant largement la vue vers la Seine. L’idée fondatrice d’enterrer la salle de spectacle sous un vaste parvis-belvédère naît deux ans plus tard, sous la plume de l’architecte Jacques Carlu[2].
Il imagine une architecture moderne aux dimensions américaines, s’appuyant sur les fondations de l’ancien palais : deux ailes en hémicycle doublées d’une galerie monumentale surmontée d’un étage et encadrées de pavillons eux aussi doublés en hauteur et profondeur. Carlu creuse la colline pour le nouveau théâtre de 16 000 m2 sur 23 m de profondeur, à la pointe des techniques contemporaines. Il offre une vue spectaculaire depuis sa vaste galerie-foyer Art déco aux proportions toutes versaillaises.
Le tout est construit en un temps record – du 1er septembre 1935 au 25 mai 1937 – notamment grâce à la charpente métallique de très grande portée qui couvre la salle du théâtre et forme le squelette du parvis.
La réalisation du théâtre, « un tout-en-un polyvalent », est confiée aux frères Jean et Édouard Niermans. Il sera démantelé en 1973-1974. C’est un immense espace modulable d’environ 2 800 places avec une fosse d’orchestre mobile pouvant contenir jusqu’à 150 musiciens, placée en contrebas d’un vaste plateau de 35 m de large, 13 m de profondeur et 18 m de hauteur sous cintres[3]. À l’arrière de ce plateau, les grandes orgues de Cavaillé-Coll de la salle de 1878 sont rénovées, modernisées, et rendues mobiles grâce à un dispositif roulant[4].
Lors de manifestations de moindre ampleur, un système de portes coulissantes logées dans l’épaisseur des murs de la salle à l’aplomb du balcon permettrait de réduire les espaces de la salle des deux tiers. Ces cloisons mobiles ne verront pas le jour, faute de budget. L’ouverture de la scène peut également être adaptée, grâce à un cadre mobile allant de 8,50 m jusqu’à 19 m. Une machinerie perfectionnée ainsi qu’un système de climatisation complètent ces dispositifs.
De part et d’autre du parterre, de vastes chambres d’échos – 9 000 m3 – équipées de volets pneumatiques manœuvrables depuis le pupitre du chef d’orchestre permettent une polyvalence acoustique.
Le décor est pensé comme un panorama officiel des arts figuratifs des années 1930. Les arts vivants sont célébrés au travers d’un vaste ensemble de peintures et de sculptures : musique, art lyrique, danse, théâtre. L’art mural français atteint alors sa plénitude et le décor du théâtre témoigne de la richesse des « réalismes » dans les années 1930.
Les peintres y sont regroupés par affinités générationnelles afin de créer des ensembles homogènes : les anciens Nabis et anciens Fauves, les peintres de la Réalité poétique, les néo-réalistes, ceux de la jeune génération sortie des Beaux-Arts, constituant le plus vaste ensemble d’art mural de l’Exposition de 1937.
Vingt-deux peintres et onze sculpteurs sont choisis par Jacques Carlu et une « commission de répartition des commandes aux artistes » – qui veille à faire travailler le plus grand nombre en ces temps de crise économique[5]. Par exception, le décor du Grand Foyer est confié directement par la direction de l’Architecture au peintre Gustave-Louis Jaulmes et à son ami architecte Louis Süe. Jaulmes consacre une vaste composition aux Jardins antiques sur l’immense mur de fond du foyer ainsi que deux panneaux latéraux. Süe dessine le mobilier du foyer ainsi que les ferronneries et les luminaires du théâtre exécutés par Raymond Subes. Quatre statues en plâtre doré complètent cet espace : L’Hiver de Francis Renaud et Le Printemps de Paul Belmondo côté Paris, L’Été de Naoum Aronson et L’Automne de Pierre-Alfred Cazaubon côté Passy.
Aux trois Nabis Pierre Bonnard, Ker-Xavier Roussel et Édouard Vuillard est attribué l’espace d’honneur dans le vestibule de l’orchestre, directement accessible depuis les jardins : La Pastorale, La Danse et La Comédie. Maurice Denis réalise La Musique sacrée (côté Passy) et La Musique profane (côté Paris) dans les galeries latérales de l’orchestre.
Dans les vestibules des Quatre-Colonnes, de part et d’autre du vestibule central, côté Paris, les peintres « néo-réalistes » Charles Dufresne, Luc-Albert Moreau, Jean-Louis Bousingault et Edmond Céria célèbrent le théâtre. Côté Passy, quatre jeunes acteurs de la Réalité poétique – Roger Chapelain-Midy, Maurice Brianchon, André Planson et Roland Oudot – honorent la musique. Les frères Jan et Joël Martel réalisent les deux masques en bronze doré au-dessus des comptoirs des vestiaires.
Chacun des deux escaliers monumentaux menant au Grand Foyer depuis les entrées est orné de deux immenses peintures murales : La Comédie et La Tragédie par Eugène Narbonne et Louis Billotey côté Paris, La Musique et Apollon dieu des Arts, seules fresques du théâtre, par Jean Marchand et Jean Souverbie côté Passy.
Les paliers bas accueillent chacun une grande composition aux atmosphères diamétralement opposées : côté Passy Paul Charlemagne offre de vives et sereines Harmonies tandis que côté Paris, Henri de Waroquier livre une dramatique et tourmentée Tragédie antique.
De ce côté s’ouvrait, à gauche, le bar fumoir du théâtre (actuelle salle Firmin Gémier), aujourd’hui disparu. Deux grandes toiles de 3,5 m de haut par 11,70 m de long, placées dans des niches concaves, célébraient La Seine de ses sources à Paris et la Seine de Paris au Havre, œuvres des deux amis havrais Othon Friesz et Raoul Dufy[6].
Enfin la salle du théâtre[7] s’ornait de plusieurs bas-reliefs, réalisés par Évariste Jonchère, Henri Lagriffoul, Georges Muguet et Louis Muller, choisis hors commissions. Jonchère réalise le bas-relief du fronton de scène consacré à Apollon et les muses. Natacha Carlu, l’épouse de Jacques, se voit confier la réalisation de l’immense rideau de scène L’Inspiration de l’artiste[8].
[1] Elle se tient du 25 mai au 25 novembre 1937.
[2] Tout juste rentré des États-Unis, Jacques Carlu, associé à Louis-Hippolyte Boileau et Léon Azéma, remporte alors le premier concours avorté de camouflage du palais. En février 1935, Carlu et son équipe sont à nouveau sollicités pour présenter cette fois-ci un projet de transformation radicale de l’édifice.
[3] Jean-Marc Hofman, « Le palais de Chaillot », Palais de Chaillot – Palais Art Déco, Paris, Mare & Martin, 2018, p. 22-27.
[4] En 1975, l’orgue est donné au nouvel auditorium Maurice-Ravel de Lyon. Inauguré en 1977, il sera restauré en 2013.
[5] Pour la liste complète de ces artistes, voir « Les artistes et les œuvres du palais de Chaillot », Palais de Chaillot – Palais Art Déco, Paris, Mare & Martin, 2018, p. 172-173.
[6] La toile de Raoul Dufy est conservée au musée des Beaux-Arts de Lyon. Celle d’Othon Friesz a été réinstallée au théâtre après travaux.
[7] Cette salle n’est achevée qu’après l’inauguration de l’Exposition en mai 1937 et inaugurée le vendredi 10 mars 1939.
[8] Une esquisse de cette peinture est conservée dans les collections du musée des Années 30 (MA-30) à Boulogne-Billancourt.