« Ce qui satisfait le plus dans le théâtre Daunou, c’est la sensation d’accord, d’unité de pensée et de tendance entre l’architecte qui bâtit l’ossature, qui détermine les qualités primordiales de l’œuvre, ses volumes, et le décorateur chargé d’habiller, de muscler le squelette[1] ». Marcel Astruc témoigne ainsi en quelques mots de l’habile collaboration entre l’architecte Auguste Bluysen et le décorateur Armand Albert Rateau, pour les établissements Lanvin et Janssens, qui signent la réalisation d’une salle exceptionnelle à la décoration inédite mêlant inspiration persane[2] et réinterprétation du style Empire.
Jane Renouardt est dans les années 1920 une des grandes figures de la vie artistique parisienne. Comédienne, célèbre vedette du cinéma muet et collectionneuse éclairée d’art contemporain, elle parvient à faire financer par un généreux mécène, Jacques Wittouck[3], ce petit théâtre de 450 places. Le chantier est confié à Auguste Bluysen qui collabore avec les frères Perret pour élaborer la structure en béton armé et maçonnerie de briques. Bluysen est confronté à des difficultés qu’il retrouvera quelques années plus tard pour la construction de la salle de la Michodière : étroitesse de la rue, exiguïté de la parcelle et nécessité d’inclure le théâtre dans un immeuble existant. Le jeune architecte talentueux s’était déjà fait remarquer pour ses réalisations de style éclectique et notamment pour le Casino du Touquet-Paris-Plage.
La façade, remarquable, de style Empire revisité, est scandée par trois hautes baies centrales et deux baies latérales. Elle est dominée par une corniche à modillons dont la forte saillie est soutenue par des sphinx reposant sur des pilastres corinthiens. Ils ornent l’étage d’attique. Au-dessous des mascarons se détachent sur le nu du mur. À l’intérieur, Bluysen se tire admirablement des contraintes de la commande en dégageant le sous-sol pour l’aménagement de l’orchestre qu’il entoure sur les côtés de loges découvertes. Il agrémente le fond de l’espace par quelques loges fermées de claustra en bois qui protègent « contre les regards indiscrets[4] ». Un petit bar-fumoir vient compléter l’ensemble de ce premier niveau à l’atmosphère très intimiste. Le reste de l’élévation est composé de deux étages de balcons qui créent un écrin à la petite scène close d’un manteau d’Arlequin et d’un rideau bleu céleste. L’entrée, comme au théâtre de la Michodière, donne ainsi directement sur un vestibule étroit au niveau du premier balcon, offrant d’emblée au spectateur une vue plongeante sur la scène.
Mais le morceau de bravoure du théâtre Daunou est son programme décoratif sans équivalent confié à Jeanne Lanvin, amie personnelle de Jane Renouardt. La célèbre maison de haute couture a quelques années auparavant élargi son activité en créant Lanvin décoration. Armand-Albert Rateau, son très créatif directeur artistique, a déjà décoré l’hôtel particulier de Jeanne Lanvin ainsi que ses villas du Vésinet et de Deauville. Les deux artistes partagent un même univers décoratif où l’imaginaire, le goût pour l’Orient et les civilisations anciennes tiennent une place majeure[5]. Le décor du théâtre Daunou s’affranchit des tendances alors en vogue pour offrir un décor unique où le fameux bleu Lanvin, l’or et l’ivoire s’entremêlent pour rehausser des figures d’animaux exotiques et fantastiques. A.-A. Rateau et Paul Plumet, son collaborateur, offrent là un témoignage inspiré unique du mouvement Art déco et marquent une rupture sans précédent dans l’ornementation des salles de spectacles.
En 1971, un incendie ravage le théâtre. À la suite du sinistre, les décors détruits sont restitués pour l’essentiel à l’identique. Malgré des modifications substantielles et des pertes irrémédiables dont le magnifique manteau d’arlequin, l’établissement continue d’évoquer la splendeur des décors d’origine.
[1] ASTRUC, Marcel, Le théâtre Daunou par Lanvin décoration, extraits de la revue des Feuilles de l’Art. Paris, 1922.
[2] « Théâtre Daunou », op. cit. : « Par ses tons chauds et dorés, sa décoration rappellera les palais persans » ; ASTRUC, Marcel, op. cit., p. 237 : « Cela fait songer […], par le côté vivant, primesautier, [aux] miniatures persanes et [aux] étoffes coptes ».
[3] DELINI, Jules, « Au théâtre Daunou – Mlle. Jane Renouardt sera directrice », Comœdia, 4 janvier 1920.
[4] Auguste Bluysen aux Établissements Clémançon (maître d’œuvre), Lettre du 20 août 1921, in Bibliothèque Nationale de France, département Arts du Spectacle, fonds Clémançon, rubrique « Théâtre Daunou ».
[5] Voir GUÉNÉ, Hélène, « Lanvin-Décoration – Une association originale », Décoration et haute couture. Paris : Les Arts Décoratifs, 2006, p. 18-20.
Architecte et décorateur français né à Corbeil-Essonnes