IA93000603 – Usine de bonneterie Goldschmidt, puis usine de confection Diffusion Scarlett, actuellement local associatif
Entretien avec Madame Hélène Goldschmidt
31 mars 2005
Sébastien Desmont (SD), Ville des Lilas, Direction du Développement Durable
Nicolas Pierrot (NP), Région Île-de-France, service de l’Inventaire général du patrimoine culturel
NP : [présentation de l’étude sur le patrimoine industriel des Lilas]
Mme Goldschmidt : (…) Mes parents étaient déjà installés ici à ma naissance. Ils avaient déjà acheté en 1948, ils vivaient chez le père de mon père dans le pavillon de devant. Ensuite le pavillon de mes parents était à vendre alors ils l'ont acheté. Mon père a fait des travaux, il a mis une salle de bain... Le nom de mon père est Binem Goldschmidt, et celui de ma mère Lisa Trocky.
NP : de mon côté, j'ai trouvé dans le Bottin du commerce une trace de l'activité en 1940.
Mme Goldschmidt : non je n'ai pas le souvenir de cela, il faudrait que je recherche les infos.
NP : des modifications de bâtiments par la suite ?
Mme Goldschmidt : je sais que j'étais avec un architecte qui a voulu agrandir à l'époque l'atelier, cela devait être en 1978-79. J'ai eu des problèmes avec la mairie car il n’avait pas fait de permis de construire. Mon père n’a jamais travaillé dans cet atelier (bâtiment industriel), il y a entreposé. Dans l'atelier derrière le pavillon, il avait des petites machines à tisser, et d'énormes machines rotatives où il faisait des rouleaux de tissu pour faire les pulls... Et je me souviens de mon père dès 1955 environ, qui allait avec ses rouleaux sur l'épaule, d'un atelier à l'autre, pour entreposer. Il n'avait d'ailleurs que le rez-de-chaussée, il n'allait pas dans les étages. Je ne me souviens pas de ce qu'il y avait dans les étages à cette époque. Dans les années 70, il y avait dans les étages de cet atelier : Diffusion Scarlett.
NP : où était les grandes machines dans l'atelier du fond ?
Mme Goldschmidt : au départ, mon père a commencé avec des ouvrières et des petites machines, il avait une seule grosse rotative, et au meilleur de l'activité il y en avait trois. Il les avait faites rentrer par le jardin de M. Piattino.
NP : qu'est ce qui était fabriqué ?
Mme Goldschmidt : des rouleaux de tissu, du jersey.
NP : ses clients ?
Mme Goldschmidt : non, il avait un seul client au sentier, qui, lui, fabriquait des pull-overs, Mon père était donc ce qu'on appelle un artisan bonnetier, il faisait des rouleaux de tissu. C'était le même réseau du Sentier que Diffusion Scarlett, eux faisaient des manteaux, c'est différent, mais toujours pour le Sentier.
NP : seules des femmes travaillaient dans l'atelier ? D’où venaient-elles ?
Mme Goldschmidt : oui, je n’ai en souvenir que des femmes, il y en avait 2 ou 3, Mme Noblé [orthographe ?]... Elles habitaient autour des Lilas.
NP : quel âge avaient-elles ? Sont-elles restées longtemps dans l’entreprise ?
Mme Goldschmidt : entre deux âges, une un peu plus âgée. Elles restaient longtemps dans l'entreprise, c'était un peu familial, comme chez Diffusion Scarlett, moi je prenais mon thé chez eux. Il y a encore peu de temps, quand nous avions loué à des yougoslaves, les ouvrier
mangeaient dans le jardin, cela restait une vie familiale, moi j'étais dans le pavillon, mais je pouvais passer dans l'atelier, ils me voyaient comme la propriétaire.
NP : vous-même, avez travaillé dans l’atelier ?
Mme Goldschmidt : ah non ! Ne me parlez pas de ça, quand on a des parents qui ont travaillé pour le Sentier, c'était matin, midi, soir, la nuit. J'avais une autre formation en plus. Dans le cas de mon père, il était le sous-traitant des gens qui faisaient les modèles et qui vendaient au Sentier. Je ne me souviens pas du nom de son client, c'était, je pense au 36 rue du Caire... C'était tout de même le patron de mon père, il était son sous-traitant, c'était la personne qui lui permettait de manger, s'il faisait une mauvaise collection, il vendait moins donc il y avait moins de travail chez Goldschmidt. Il y avait quand même un grand respect, quand j'allais là-bas, car à l'époque j'aimais ce qui était à la mode, il y avait un certain respect. Mais ils respectaient aussi beaucoup mon père, on n’était pas considéré comme inférieur, il était propriétaire de son entreprise.
NP : il y avait de la teinture dans l'atelier ?
Mme Goldschmidt : non, les laines arrivaient teintes en bobine. Cela arrivait dans des caisses marrons en kraft, on jouait dedans, aussi avec les cônes des bobines vides, qui ressemblaient à des glaces.
NP : l'activité ? Vos parents travaillaient tous les deux ?
Mme Goldschmidt : c'est mon père qui travaillait, ma mère était malade souvent, mais quand elle le pouvait elle l'aidait, en surveillant les machines. Pendant les périodes de pointe, cela travaillait presque 24h\24. C'était saisonnier selon les périodes des collections. Il y avait 4 à 5 mois avec énormément de travail, le reste c'était une activité moyenne et d'autres mois il n’y avait rien. Quand il fallait produire en grosse période et que ma mère malade le pouvait, ils se relayaient 24h\24. Les ouvrières n'étaient pas saisonnières, elles travaillaient toute l'année, au ralentit quand il y avait des périodes creuses, elles avaient des horaires relativement réguliers. Dans ce coin, ils travaillaient tous un peu comme ça. Chez Piattino, chez Fondant le menuisier, il y avait de grosses périodes de commandes, c'était ce rythme.
NP : la vie de famille ?
Mme Goldschmidt : et bien on vivait dans l'atelier ; je me souviens davantage de mon père dans l'atelier que dans la maison. Il y avait un ballet entre l'atelier et la maison du matin au soir. Pour avoir une discussion avec mon père, il fallait lui enlever des mains son journal L'Humanité, et puis crier très fort pour se faire entendre autour du bruit des machines.
NP : donc votre père était engagé, je sais que par Liliane Vajsbrot, que ces patrons étaient très opposés politiquement.
Mme Goldschmidt : ah, avec mon père il n’y avait pas deux côtés, c'était L’Huma, L’Huma, L’Huma. Il est né communiste, il est mort communiste et là-haut il doit encore être communiste. Un communiste borné, un vrai. Mais je le respecte, car il était aussi communiste dans l'âme, au niveau de son entreprise, il était un patron communiste. Il n’aurait jamais permis à une ouvrière de porter un seau de charbon. Quand l'une était malade, je ne l'ai jamais entendu dire que les ouvriers nous font chier ! Les ouvrières étaient reines chez mon père.
NP : arrivait-il à vivre son engagement en ayant en change une entreprise ? Quelle section du PCF ?
Mme Goldschmidt : il était engagé, ça passait avant, s'il voulait aller à une manif, à une réunion, il y serait allé, et ensuite il aurait rattrapé le travail la nuit. Sa section était celle des Lilas. Moi j'y allait faire du hula-hoop...
NP : il y avait une grosse section PS au Pré Saint Gervais, y avait-il des tensions ?
Mme Goldschmidt : un peu oui, oui. Mon père n'a jamais vraiment réussi dans les affaires, car il avait une âme d'ouvrier, pas de capitaliste pour faire du profit. Je lui disais tu n’es pas fait pour ça. Il aurait peut-être dû être ouvrier chez quelqu'un, il avait le respect des avantages des ouvriers, il donnait tout. Il n’a jamais fait beaucoup d'argent, il n'a pas fait beaucoup de travaux chez lui dans le pavillon. Il a eu aussi un lourd vécu, sa femme était malade. Il était tellement gentil, tout le monde le respectait, mais il il lui était parfois difficile de donner un ordre. C'était différent de M. Piattino qui lui était plus dur là-dessus. M. Félix Kirstin, lui avait une âme de capitaliste, il était né dans une famille très riche en Pologne, il menait une vie très aisée. Quand cela commençait à parler politique dans le passage, il faut dire que cela faisait du bruit.
NP : d'où venait son engagement politique ?
Mme Goldschmidt : mon père, et bien c'était comme beaucoup de Juifs polonais, ils sont arrivés ici d'abord pour s'intégrer. Il avait trop souffert, il disait qu'il fallait s'assimiler. Ils sont arrivés, entre les deux guerres, tous de gauche, des gens assez cultivés.
NP : pourquoi est-il arrivé aux Lilas ?
Mme Goldschmidt : si je me souviens bien, il y avait dans le pavillon de devant, déjà un de ses frères, donc M. Fefer (sa fille : Ginette). Il est venu se réfugier avec ma mère ici, pourquoi comment ? Je sais qu'il était auparavant dans le 12e arrondissement. Donc aux Lilas, on a dû lui dire de venir, peut-être avait-il des vues sur l'atelier... qu'ensuite il pourrait acheter... mais je ne sais pas... Ce pavillon était très familial, il y avait un autre de ses frères, Goldschmidt aussi, qui est parti en Israël, ma cousine Rina.
NP : les loisirs ?
Mme Goldschmidt : mes parents aucun, pas de photo. Par contre, comme dans les familles Ashkénazes, beaucoup de réunions familiales. Comme ma mère était la grande malade de la famille, on venait prendre le thé. Mon père était passionné de politique.
NP : concernant les loisirs de proximité, on songe quand on regarde les bâtiments alentours, a ce qu'étaient les mouvements des gens, y avait-il des bistros, les petits restaurants, est-ce qu'il y avait beaucoup de mouvements ? Mangiez-vous sur place ou ailleurs ?
Mme Goldschmidt : toute la vie se passait dans l'atelier. Quand on était petit aussi, ou dans le pavillon dans la cuisine. Les ouvriers mangeaient dans l'atelier ou dans le jardin les beaux jours, ils apportaient leur gamelle. À côté de nous, c'est-à-dire au 20 de la rue, je pense, il y avait en bordure de rue une buvette-épicerie qui s'appelait Isembar [ortho ?]. Nous allions y chercher du vin ordinaire qui s'appelait Mogana [ortho ?].
NP : le vin, c'était pour les ouvriers pendant les poses ?
Mme Goldschmidt : non pour nous, dans les ateliers ça ne buvait pas. C'étaient des femmes pour la plupart, il n’y avait pas beaucoup de rapport avec l'alcool. Peut-être à la fonderie chez Piattino, je ne sais pas, mais pas chez nous.
NP : le bâtiment industriel R+2, son crépi apparent, est-ce l'état que vous avez connu ?
Mme Goldschmidt : oui, c'est l'état d'origine, je n'ai jamais vu de travaux. Tout est resté dans son jus. En 1978, il y a eu l'atelier de mon père qui a été un peu prolongé par devant et par derrière par André mon ami qui a fait un atelier de menuiserie. Avant à la place, il y avait une cour, une petite pièce pour les ouvrières avec les toilettes et à côté une petite pièce avec une buanderie pour ma mère. Mon père vivait 24h\24 dans l'atelier, il sortait faire les courses autour : entrecôte, petits pois ou jambon, on allait chercher le pain rue de Paris. Il y avait tous les commerces. C'était pas du tout les courses chez Champion. Le dimanche on apportait le poulet à cuir dans le four de la boulangerie qui était au métro. C'était une vie vraiment comme à la campagne.
SD : Jean-Pierre Piattino nous a parlé du terrain situé avant les boxes, entre chez vous et chez lui, comme d'un terrain vague.
Mme Goldschmidt : oui, j'aurais dit un jardin, c'est vrai qu'on ne tondait pas la pelouse. Il n’y avait pas de clôture entre chez nous, Piattino et Mme Vaillant. Je passais ma vie chez Mme Vaillant, elle était très gaie, une famille italienne, elle donnait des bains à ses enfants dans un baquet devant sa maison. Je voulais faire de même, elle me disait : toi la riche va dans ta baignoire. Elle faisait des petits travaux à domicile, je me souviens qu'elle enroulait des fils de fer. Ҫa chantait tout le temps dans cette maison. Leurs enfants voulaient venir à la maison jouer du piano. Dans les familles Ashkénazes, les enfants sont rois, si vous voulez faire du piano, de la danse classique etc…Mais chez nous il n'y avait pas l'aisance matérielle qu'il y avait chez Kirstin, où on allait au Club Med dans un hôtel 4 étoiles. Mon père, on lui montrait un hôtel 4 étoiles, il disait qu'il n’en avait pas besoin.
NP : Y avait-il des liens entre les ouvriers de chez Piattino et ceux de votre atelier ?
Mme Goldschmidt : non pas du tout
SD : Que connaissiez-vous de chez Piattino ?
Mme Goldschmidt : On n'y rentrait pas chez Piattino, M. Piattino était plutôt ronchon, il valait mieux aller chez les Vaillant. C'est vrai que M. Piattino c'est plutôt tué à la tâche, tous les gens du coin étaient très courageux, que ce soit M. Piattino, mon père, ma mère même malade, ou Mme Piattino. Il n’y avait pas de place pour autre chose que le travail. Nos parents avaient besoin de travailler, alors nous les enfants on avait de grandes libertés, on jouait, on allait au cinéma. Il y avait deux cinémas aux Lilas, le Magic et l'Alhambra. On y allait le samedi et le dimanche, nos parents étaient contents qu'on parte, car ils avaient beaucoup trop de travail. S'il y avait un problème avec une machine, c'était un drame, il fallait le résoudre dans la journée, les enfants au milieu ça les embêtaient. Quand on déjeunait, quand ma mère était à l'hôpital, c'était toujours le même repas, « asseyez-vous les enfants », entrecôte petits pois le midi, jambon le soir ou café au lait avec des tartines de camembert, et c'était « vite, vite, vite... ». Lui ce qu'il voulait c'était reposer les assiettes dans l'évier et repartir dans l'atelier. Jean-Pierre c'était pareil, s'il voulait voir ses parents c'était à la fonderie. Ce n'était pas une vie pour Mme Piattino, c’était un bagne, elle ne s’arrêtait pas du matin au soir. On ne vivait pas dans le pavillon, mais dès qu'il faisait beau on était dans la cour, entre les deux bâtiments pour pouvoir parler à Papa. Mon frère à 13-14 ans était toujours dehors, il n’y avait pas de temps pour la vie familiale. Quand on demandait à mon père « est-ce que tu m'aime ? », il disait : « je suis responsable ». Le grand mot de mon père c'était de dire « je suis Responsable », la responsabilité vis-à-vis des ouvrières, de ma mère. Je pense que chez les Piattino c'était pareil, il y avait la responsabilité de la fonderie. Jamais de week-end. Le dimanche, la famille venait prendre le thé, mais c'était déjà trois heures de l'après-midi, et ça papotait jusqu'à sept heures. Mais nous on s'embêtait car ça parlait à moitié en yiddish. Cet atelier nous a bouffé la vie. Chez Kirstin, ce n'était pas pareil, d'abord l'atelier était un peu plus grand, et ensuite il y avait des règles, des horaires, on ne travaillait pas le samedi et le dimanche.
SD : Avez-vous des souvenirs de ce que produisait Piattino ?
Mme Goldschmidt : non, je me souviens des étincelles que cela produisait, avec un bruit bizarre, avec d'un coup : un feu d'artifice. C'était un quartier bruyant, avec notre atelier... C'était ultra bruyant, quand on parlait à mon père c'était à voix haute.
NP : Quelle type d’énergie l'atelier utilisait-il ? Combien y avait-il d’ouvrière ? Vous souvenez-vous du nom de son principal fournisseur ? Avez-vous conservé des archives ?
Mme Goldschmidt : L'électricité. Trois ouvrières au maximum. La plus âgée, Mme Noblé [orthographe ?] me faisait faire mes devoirs de la Maison (école) de couture. Non, on n’a pas gardé d'archive, on ne préférait pas après le déménagement, je pense qu'il valait mieux que l'on ne garde rien.
NP : Pourquoi et comment l’activité a-t-elle cessé ? Quels étaient vos liens avec Paris à cette époque ?
Mme Goldschmidt : Mon père souhaitait arrêter. Nous sortions beaucoup à Paris avec mon frère, mais mes parents non, jamais. J'allais aussi au lycée Hélène-Boucher, je prenais le PC. Mon frère a fait ses études au lycée Voltaire dans le 11e. Il fallait être la première de l'école communale pour accéder au lycée Hélène-Boucher, comme au lycée Sophie-Germain. On était de très bons élèves.
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Conservateur en chef du patrimoine, en charge du patrimoine industriel, Région Île-de-France, service Patrimoines et Inventaire.