En 1925, au cœur du quartier de la « Nouvelle Athènes » prisé du milieu de la presse, le Comœdia, célèbre quotidien spécialisé dans le théâtre, s’installe au 51 rue Saint-Georges. La grande salle de conférence du journal s’avérant rapidement trop petite, une reconstruction dans le « goût du jour » est menée dès 1928. Un théâtre de 500 places est édifié, marquant une rupture définitive vers une « libération esthétique[1] » inédite. Les travaux sont confiés à l’architecte Charles Siclis, dont le théâtre des Mathurins, construit en 1923, avait déjà marqué la rédaction. Fort de cette expérience, dans un site moins sujet aux servitudes que le précédent projet, Siclis propose une nouvelle expression de l’architecture théâtrale et de son décor. L’inauguration de la salle le 2 février 1929 connaît un fort retentissement tant médiatique que public.
Dès les premiers abords, Charles Siclis bouleverse la vision traditionnelle des théâtres par une façade nue, sur laquelle s’étale le nom de l’établissement en lettres de néon, véritable « affiche pour le théâtre[2] » au fort impact visuel, notamment la nuit. Une fois passée les portes d’entrée, l’étonnement continue. En arrière de la discrète billetterie, les escaliers entrecroisés, absents dans l’avant-projet[3], imposent leur présence, « prêtant aux allées et venues des spectatrices une grâce peu commune[4] ». L’éclairage subtilement diffusé se substitue à l’ornementation et contribue à créer une atmosphère propice à « l’esprit du théâtre[5] ». Cette immersion progressive et savamment développée est théorisée par Siclis dans un article qu’il fait paraître à l’occasion de l’inauguration de l’établissement[6]. Le spectateur est ainsi invité à franchir une succession d’ambiances constituée de « paliers psychologiques » de transition. Ainsi, après l’entrée, la billetterie et la cage d’escalier, un foyer-bar spacieux donne accès au parterre, ainsi qu’au balcon grâce à une longue volée de marches. Au cours de cette ascension, seuls les ferronneries d’Albert Briant inspirées des transatlantiques et les jeux de lumière[7] confèrent leur atmosphère aux espaces traversés.
Dans la salle, Siclis adopte le même parti. Les artifices propres à la décoration des salles de spectacles disparaissent. L’architecture épurée et l’impression produite par les volumes confortent l’ambiance souhaitée, que renforcent la sophistication des appliques lumineuses et le jeu chromatique des couleurs du mobilier[8]. Aux codes du théâtre plus traditionnels – forme du balcon, maintien de touches de rouge – répond la pureté classique de la géométrie d’ensemble. Pour accuser les lignes et refléter la lumière, Siclis revêt les parapets et les éléments du cadre de tôles d’argent à rehauts d’or.
Ainsi le bâtiment « avoue franchement qu’on joue du théâtre[9] ». Siclis mènera ses préceptes à son apogée dans une salle proche, dont il conduit le chantier en parallèle de 1925 à 1928, et qui sera considérée comme son chef-d’œuvre : le théâtre Pigalle.
Le succès de cette architecture n’a malheureusement pas préservé la salle de remaniements postérieurs (probablement dans les années 1930 ou 1940[10] et 1960[11]). La façade emblématique a été depuis recouverte d’un trompe-l’œil architecturé sans rapport avec le parti initial, et des ouvertures percées. Dans la salle, les matériaux luxueux, la composition raffinée et les dispositifs d’éclairage n’ont pas survécu. Le plafond actuel n’a aucun rapport avec la coupole carrée d’origine.
Seuls le hall d’entrée et le foyer préservent une certaine authenticité avec les ferronneries et les volumes initiaux. Le tout est cependant dénaturé par les revêtements rouges des murs et les tubes d’éclairages disposés en caissons.
Il n’en reste pas moins que le théâtre Saint-Georges constitue, depuis la démolition du théâtre Pigalle en 1958, l’unique témoignage de la pensée de Siclis au tournant des années 1930 en matière d’architecture théâtrale, dont l’originalité est encore perceptible. Ainsi, malgré tout, « l’esprit de théâtre » tel que conceptualisé par l’architecte flotte encore sur les lieux.
[1] BOISSY, Gabriel, « Lignes et lumière d’un théâtre », in « Le théâtre Saint-Georges construit dans l’hôtel de « Comœdia » par l’architecte Siclis », Comœdia, 2 février 1929.
[2] SICLIS, Charles, « L’architecture du théâtre », in « Le théâtre Saint-Georges construit dans l’hôtel de « Comœdia » par l’architecte Siclis », op. cit.
[3] Voir VARENNE, Gaston, « Le modernisme de M. Charles Siclis », La Demeure Française, automne 1928, p. 59-60.
[4] CHAVANCE, René, « Un théâtre moderne réalisé par M. Charles Siclis », Mobilier et Décoration. Paris, 1929, p. 95.
[5] SICLIS, Charles, op. cit.
[6] Ibid.
[7] Luminaires conçus par les établissements Clémançon. Voir « Le théâtre Saint-Georges construit dans l’hôtel de « Comœdia » par l’architecte Siclis », op. cit.
[8] LIAUSU, Jean-Pierre, « Les heureuses conceptions d'une salle moderne », in « Le théâtre Saint-Georges construit dans l’hôtel de « Comœdia » par l’architecte Siclis », Comœdia, 2 février 1929.
[9] Voir LEPAGE, Julien, « Tendances actuelles dans la construction de salles de spectacle », L’Architecture d’aujourd’hui, septembre-octobre 1933, p. 3-5.
[10] Voir RAOULT, Marcel-G., Annuaire du spectacle, Encyclopédie des spectacles sur scène. Paris : Annuaires néo-techniques, 1945, p. 288.
[11] Un permis de construire fut déposé en 1963. Voir Archives départementales de Paris, dossiers d’autorisations d’urbanisme : permis de construire, cote 1069W 283.