La crise de 1929 inverse la donne et stoppe l’élan de la commande privée. Parallèlement, la démocratisation de la culture, qui couve depuis le début du siècle, est ouvertement promue par les édiles du Front populaire. Elle s’exprime aux périphéries de la capitale et invente des formes architecturales originales, dictées par la recherche d’un certain idéal urbain et social dont les cités-jardins sont l’incarnation. Cette pensée utopiste et progressiste inspire une nouvelle génération d’hommes politiques et favorise ainsi la création de ces lieux de spectacles qui manifestent, entre autres, au cours des années 1930, un regain d’intérêt pour les spectacles hors-les-murs.
En cette période de récession économique, la relance de la commande publique permet donc d’amortir quelque peu la crise et offre du travail à nombre d’architectes et décorateurs issus du mouvement Art déco qui s’illustrent dans ces nouveaux programmes. Théâtres polyvalents, salles de fêtes communales ou institutionnelles (coopératives ouvrières, associations mutualistes, chambres de commerce) et auditoriums de plein air viennent ponctuer le paysage périurbain de la petite et grande couronne. L’architecture théâtrale se détourne de Paris, exception faite, et non des moindres, de la réalisation phare de la période, le théâtre de Chaillot, conçu pour l’Exposition de 1937, qui se déploie en sous-sol, dans l’antre du palais éponyme, renversant tous les codes en la matière.
Théâtre de Chaillot, grand foyer, œuvre de Gustave-Louis Jaulmes Le théâtre antique
Expression monumentale et ostentation retrouvées. Les « monuments […] d’une société homogène et harmonieuse[1] »
L’ouvrage de référence Les cités-jardins d’Île-de-France : une certaine idée du bonheur[2] a mis en évidence l’importance de ce concept en Île-de-France comme « élément indispensable à la compréhension du territoire[3] ». Ces nouveaux quartiers de banlieue, conçus dans l’entre-deux-guerres, déploient des équipements collectifs – culturels, sanitaires, sociaux, commerciaux et sportifs – en mesure d’offrir aux résidents les services nécessaires à leur bien-être et à leur épanouissement. Au sein de ces compositions urbaines, les salles de spectacle, inscrites à l’intérieur de maisons communes ou de centres de loisirs, tiennent un rôle structurant. C’est le cas à Suresnes (1938)[4] et à Stains (projet d’avant-guerre réalisé dans les années 1950)[5], dont les théâtres édifiés sur la place centrale, à partir de laquelle rayonnent toutes les avenues, retrouvent une stature monumentale dans l’organisation du tissu urbain, revêtant une symbolique proche de celles des « théâtres-temples » du 18e siècle définie par Daniel Rabreau[6].
Parallèlement, des chantiers de grande envergure, destinés à restructurer des centres anciens ou doter les municipalités d’hôtels de ville et de centres administratifs, s’ouvrent dans de nombreuses communes franciliennes (Boulogne, puis Issy-les-Moulineaux, Puteaux, Vincennes, Cachan…). Les revues d’architecture relaient et interrogent ces nouveaux complexes qui bouleversent l’image traditionnelle de l’édifice public, « heureuse évolution de l’architecture officielle[7] ». Ces bâtiments ostentatoires imposent leur échelle monumentale qui trouve son expression dans le retour à un classicisme épuré et des compositions réinterprétant les formes de l’architecture palatiale des 17e et 18e siècles. L’hôtel de ville de Puteaux, véritable « palais[8] », reste sans doute l’exemple le plus évident de cette tendance. Son imposante façade à colonnes aux lignes verticales très marquées signale, à l’extérieur, la salle des fêtes comme espace central du programme. Conçues sur le modèle des galeries de réception des châteaux et grandes demeures, ces nouveaux espaces d’apparat offrent une modularité que permettent des panneaux mobiles (Boulogne-Billancourt) ou un système de cloisons amovibles (annexe de la mairie du 4e). Dans ces nouvelles dispositions internes, le confort, la fonctionnalité et les innovations techniques prennent une place dominante. L’investissement est porté sur la mise en place de technologies permettant la polyvalence de ces nouveaux lieux dédiés à toutes les formes d’expression artistiques ou festives (théâtre, concert, bal, expositions). Certains édiles se dotent d’équipements capables de rivaliser avec les grandes scènes parisiennes, comme à Poissy dont l’immense salle de spectacle possède un plancher inclinable permettant de s’adapter à la diversité des usages. Enfin, il faut noter la place singulière de la maison du peuple de Clichy, réalisée par Eugène Beaudouin et Marcel Lods en 1939, dont le projet d’avant-garde s’articule autour d’une salle polyvalente, combinant marché, salle des fêtes et cinéma selon les besoins. Alternative au théâtre conventionnel, ce complexe d’un nouveau genre s’inscrit dans une démarche similaire à la démocratisation culturelle promue par les cités-jardins.
Salle des fêtes de l'hôtel de ville de Puteaux, architecte Jean et Edouard Niermans
Théâtre et thérapies
En ces temps incertains, un fléau fait toujours rage. La tuberculose continue de tuer en France. En 1938, le nombre des victimes sur l’année est évalué à 60 000[9]. Pour prendre en charge les malades, la Société des sanatoriums populaires pour les tuberculeux adultes de Paris ouvre un établissement en 1905 à Bligny. Lucien Magne, architecte en chef des Monuments historiques et professeur à l’École des beaux-arts, en conçoit les plans et apporte des améliorations majeures à cette typologie de l’architecture hospitalière. Le site va ainsi constituer un modèle du genre jusqu’à la fin des années 1930. Les médecins du sanatorium innovent également en prescrivant aux patients la pratique obligatoire d’activités culturelles et artistiques. L’art dramatique suscite un tel engouement qu’en 1932 un véritable théâtre, conjuguant régionalisme et éléments de style Art déco, est construit au cœur du domaine. Œuvre de l’architecte A. Colin, au parcours méconnu, l’édifice, d’un caractère exceptionnel au sein du corpus, a été labellisé patrimoine d’intérêt régional en 2018.
Plus tardive, la salle de spectacle du centre de postcure Jean-Moulin, destiné à l’accueil des rescapés de la déportation et situé à Fleury-Mérogis, entre dans cette même typologie de théâtre en milieu hospitalier et présente avec Bligny une vocation commune. Au sortir de la guerre, la plupart des rescapés des camps sont atteints de la tuberculose et envoyés d’urgence en sanatorium. Deux hommes – le colonel Manhès, adjoint de Jean Moulin pendant la Résistance, et Marcel Paul, dirigeant syndical, futur ministre de la Production industrielle –se mobilisent pour les prendre en charge plus dignement. Figures de la Résistance, compagnons de détention au camp de Buchenwald, ils s’entourent d’autres personnalités, anciens déportés comme eux (André Veil, le révérend père Chaillet, Ricol…), et lancent une souscription nationale en 1947 pour acquérir le château de Fleury. Un an plus tard, le docteur Louis-François Fichez (déporté à Mauthausen) devient le premier médecin-directeur de l’établissement. Probablement au fait de la « méthode Bligny », l’institution commande dans la foulée à André Bruyère – architecte singulier, ancien élève de l’École spéciale d’architecture engagé dans la Résistance pendant le conflit – un théâtre de 300 places compris au sein d’un bâtiment accueillant également une bibliothèque. Complétant les services médicaux, ainsi que les ateliers d’artisanat et les salles de formation, cet édifice, à la polyvalence habilement pensée, développe par ailleurs en façade un porche monumental, conçu comme « scène d’un théâtre en plein air[10] » où peuvent « prendre place plus de 3 000 spectateurs[11] ».
Centre de post-cure Jean Moulin, Fleury-Mérogis, vue de théâre de plein-air
Les théâtres de Bligny et Fleury constituent ainsi de précieux témoins de la place de la pratique théâtrale dans les processus de guérison des maux du corps et de l’âme, prémices à un art-thérapie en cours de conceptualisation dans les années 1940.
[1] COTEREAU, J., « Sur un projet de Maison du Peuple », Les Chantiers Nord-Africains. Alger, novembre 1930, p. 988 ???
[2] Les Cités-jardins d’Île-de-France : une certaine idée du bonheur. Lyon : Lieux Dits, 2019.
[3] CORTEVILLE, Julie, « Les cités-jardins : un véritable enjeu pour l’Île-de-France », in ibid., p. 21.
[4] « L’œuvre du jour. Affiche « Le Cid » et « Mère Courage », représentations du TNP à la cité-jardin de Suresnes à partir du 17 novembre 1951 », MUS, musée d’Histoire urbaine et sociale de Suresnes. Suresnes : MUS, 31 mai 2020. URL : https://webmuseo.com/ws/musee-suresnes/app/report/collections.html?id=8
[5] D’après « Ensemble de logements HBM, cité-jardin de Stains », in Atlas de l’Architecture et du Patrimoine de Seine-Saint-Denis. Bobigny : Service du Patrimoine culturel et la direction de la Communication du département de Seine-Saint-Denis, 2005-2009. URL : https://patrimoine.seinesaintdenis.fr/Ensemble-de-logements-HBM-Cite-jardin-de-Stains
[6] RABREAU, Daniel, Apollon dans la ville : le théâtre et l’urbanisme en France au XVIIIe siècle, Éditions du Patrimoine, 2008.
[7] BRUNON-GUARDIA, G., « Le nouvel hôtel de ville de Puteaux », Art et Industrie, janvier 1934, p. 7.
[8] Ibid., p. 8 ; B. (de), G., « Une mairie modèle sera inaugurée aujourd’hui à Puteaux », Paris-Midi, 24 juin 1934 (en italique dans le texte).
[9] BOULANGER, Malthète, « La tuberculose en France depuis 1938 », Journal de la société statistique de Paris, Paris, 1946, tome 87, p. 243-268.
[10] « Foyer de la maison de post-cure à Fleury-Mérogis », L’Architecture d’aujourd’hui, mai 1949, n° 23, p. 55.
[11] TILLARD, Paul, « Dans la maison de l’espoir à Fleury-Mérogis – Yves Riou, maquisard de 17 ans, torturé, 5 fois trépané, candidat au suicide, renaît à la vie et apprend un métier », Ce Soir. Paris, 16 juillet 1949.
Ce texte est tiré de l'article de FAURE Julie, "Derniers éclats du cérémonial du théâtre et rêves d'hémicycles fraternels: l'architecture du spectacle en Ile-de-France" in ASSELINE Stephane, FAURE Julie En scène, lieux de spectacle en Ile-de-France 1910-1940, Lyon : Lieux-dits, 2021
Photographe, Région Île-de-France, service Patrimoines et Inventaire.