Si, en Occident, l’histoire de l’art du spectacle débute avec le théâtre grec antique et l’invention de l’amphithéâtre, cet art de l’éphémère et de l’itinérance échappe, au Moyen Âge, à l’architecture. De simples scènes de bois légères et démontables semblent lui suffire, jusqu’à l’apparition du théâtre élisabéthain puis du théâtre à l’italienne au 16e siècle. Réalisation prestigieuse, la salle de spectacle occupe par la suite l’avant-poste des débats sur l’art et l’architecture[1]. Entre expérimentations et innovations techniques, la suprématie du schéma italien finit, en dépit de ses contraintes, par s’imposer jusqu’au tournant du 20e siècle, où l’architecture du spectacle, se remettant en cause, déconstruit son modèle archétypal et part en quête de formes nouvelles.
L’Île-de-France, siège du pouvoir, capitale des arts, constitue un témoin privilégié de cette aventure. Parce qu’elle entretient avec l’architecture du spectacle plus de 400 ans d’histoire commune, elle peut s’enorgueillir de porter sur son territoire des édifices dont la renommée dépasse ses frontières. Mais ces réalisations prestigieuses cachent une constellation de salles, publiques ou privées, dont la plupart ont vu le jour dans l’entre-deux-guerres. Emblématiques du renouveau architectural et décoratif sans précédent de cette période, et dont les ressorts sont à lire au prisme des nombreux enjeux sociétaux alors à l’œuvre – conflits sociaux, désir de démocratisation culturelle, émergence des avant-gardes et développement d’une culture de masse – ces salles du 20e siècle méritaient d’être mises en lumière.
De l’expérience du terrain…
Comme dans toute étude d’inventaire, l’épreuve du terrain pour le chercheur équivaut à un baptême du feu qui passe au crible de la réalité les hypothèses, suppositions voire certitudes qu’il n’a pas manqué d’échafauder, à l’aune de ses recherches documentaires préalables et de l’étude des sources à sa disposition.
Ainsi présidaient aux prémices de cet inventaire patrimonial des présupposés qui avaient forgé les contours de l’étude. Au premier abord, il semblait légitime de restreindre le corpus au théâtre, en tant que forme architecturale et genre artistique majoritaires. Sans parler de l’aura et du prestige, depuis l’Antiquité, de cette typologie dans l’histoire de l’architecture, incarnée en France à partir du 18e siècle par d’éminentes réalisations, repères chronologiques et sources d’inspiration sans cesse convoqués (le théâtre de Jacques-Germain Soufflot à Lyon[2], le théâtre de Victor Louis à Bordeaux[3], plus tard l’Opéra de Charles Garnier). Mais les jalons iconiques de la période étudiée – le palais des Champs-Élysées, Mogador, le théâtre Saint-Georges ou celui de Chaillot – constituaient en quelque sorte de magnifiques arbres qui cachaient la forêt des salles de spectacles existantes. Par ailleurs, ce choix typologique renvoyait surtout à un modèle, le théâtre à l’italienne, qui s’avérait essentiellement parisien, empêchant de rendre compte de l’ensemble du territoire.
Coupe longitudinale du théâtre de Lyon, archives privées.
Dans un second temps, la confrontation des théories en matière de pratiques et d’architecture théâtrales suscita de nombreuses questions auxquelles il était naturel de croire que l’inventaire pourrait répondre. L’architecture s’était-elle adaptée aux avant-gardes, au renouveau des répertoires et de la mise en scène ? Les débats idéologiques de la période se reflétaient-ils dans l’élaboration et l’évolution des formes architecturales ? Ces nouvelles esthétiques théâtrales influençaient-elles le travail des maîtres d’œuvre étudiés ? Existait-il des collaborations entre les tenants de ces approches artistiques (Jacques Copeau, le Cartel des quatre ou encore Antonin Artaud) et des commanditaires d’édifice ?
Au bout de quelques mois de recherche, il apparut nettement qu’en dehors de l’influence du théâtre populaire – dont l’expérience avait encouragé le déploiement de salles en périphérie de la capitale et le renouveau des théâtres de plein air – ou de l’expérience de Jacques Copeau et de ses aménagements restés sans suite au Vieux Colombier (1913), les réalisations et les sources à disposition (fonds et correspondances des architectes, réception critique, numéros spéciaux de revues d’architecture), laissaient supposer que les questions de départ resteraient sans réponse. À l’évidence, elles ne permettaient pas de rendre compte de l’évolution de l’architecture théâtrale de cette période.
Théâtre du Peuple à Bussang, Vosges, concepteur Maurice Pottecher
De même, force fut de constater, avec Jean-Paul Midant – auteur de l’étude Paris est une fête : Défense et illustration de l’architecture du spectacle, conduite il y a 30 ans, seul et précieux précédent en matière de recensement de salles de spectacles franciliennes – que « pour être juste et être docte, il ne servait à rien d’évoquer les théoriciens comme Gropius – et son théâtre total (1927) – ou Henri Van de Velde[4] », dont les influences ne sont pas sensibles et encore moins explicites. Le devant de la scène en la matière s’avère en réalité être essentiellement occupé par Auguste Perret et Charles Siclis dont les théories émanent d’une pensée personnelle et d’une approche empirique. En revanche, le prolongement du regard, par-delà le théâtre, laissait entrevoir l’importance d’autres facteurs et permettait de penser le renouvellement de l’architecture du spectacle. Suite à ces constatations, il fut donc décidé d’élargir le corpus et de procéder au recensement le plus exhaustif possible des « salles de spectacle » afin de disposer d’un matériau de recherche conséquent. Le terme incluant, dans notre acception, tout espace architecturé accueillant des représentations artistiques, l’inventaire s’étendit donc aux salles de concert, music-halls, cabarets, salles des fêtes, théâtres cinématographiques, théâtres de plein air.
L’extension du corpus impliqua de fait la nécessité d’appréhender des ensembles décoratifs très divers – tant dans leur nature que dans leur style –, ce qui ouvrit à une vision originale et plus globale de leur évolution, bien loin de l’image conventionnelle des décors de salles de théâtre. L’étude in situ fut ainsi l’occasion de révéler des œuvres méconnues ou perdues présentées ici dans les monographies. Enfin, elle permit de mettre en évidence la suprématie d’une esthétique nouvelle, celle du style Art déco, qui s’exprime dans ces espaces en amont de l’Exposition des arts décoratifs et industriels modernes de 1925 qui le consacre. Portée par des représentants éminents comme J.-E. Ruhlmann, Gaston Le Bourgeois ou Armand-Albert Rateau, cette tendance, transitoire, anticipe l’avènement du mouvement moderne représenté entre autres par Georges-Henri Pingusson et l’effacement progressif du décor au profit de la lumière, revendiqué par Charles Siclis (cf. dossier IA00141481 - 1919-1929, apogée de la construction : les théâtres s’ajoutent aux théâtres).
Gaston Etienne Le Bourgeois dans son atelier, fonds privés
Cet étude tente ainsi de dégager quelques axes de réflexion, portée par les exigences, découvertes et surprises du terrain. Son ambition, modeste, est avant tout de mettre en lumière un patrimoine exceptionnel…
[1] RABREAU, Daniel, « L’Opéra des utopies à Paris ? », in CHARLE, Christophe et ROCHE, Daniel, Capitales culturelles, capitales symboliques. Paris et les expériences européennes (18e-20e siècles). Paris : éditions de la Sorbonne, 2002. URL : https://books.openedition.org/psorbonne/901?lang=fr
[2] Inauguré en 1756, aujourd’hui détruit, cet édifice inspiré du théâtre de Vicence est le premier en France à adopter une forme elliptique.
[3] Ce théâtre, inauguré en 1780, a marqué ses contemporains et suscite, depuis lors, les plus vifs éloges. Voir par exemple Arthur Young, Voyages en France pendant les années 1787, 1788, 1789, 1792. Paris : Guillaumin, 1882 (réédition) : « Le théâtre, bâti il y a environ dix ou douze ans, est de beaucoup le plus magnifique de France. Je n’ai rien vu qui en approche. Cet édifice est isolé et couvre un espace de trois cent six pieds sur cent soixante-cinq ; un portique de douze colonnes corinthiennes occupe la façade principale tout entière. De ce portique on se rend, par un superbe vestibule, non seulement aux différentes parties du théâtre, mais encore à une salle de concert ovale, fort élégante, et à des salons de promenade et de rafraîchissement ». Voir aussi CHARNEAU, Bertrand et RAMBERT, Christophe, « II. L’îlot Louis et le grand Théâtre », L’architecte Victor Louis, de Rome à Bordeaux [exposition]. Bordeaux : Service Patrimoine et Inventaire d’Aquitaine, s.d. URL : http://inventaire.aquitaine.fr/victor-Louis_architecte_Bordeaux/02-ilot-louis-et-grand-theatre.php
[4] MIDANT, Jean-Paul, « Paris est une fête ». Défense et illustration de l’architecture du spectacle. Paris : Direction régionale des Affaires culturelles, 1990, p. 11
Ce texte est tiré de l'article de FAURE Julie, "Derniers éclats du cérémonial du théâtre et rêves d'hémicycles fraternels: l'architecture du spectacle en Ile-de-France" in ASSELINE Stephane, FAURE Julie En scène, lieux de spectacle en Ile-de-France 1910-1940, Lyon : Lieux-dits, 2021