Le théâtre des Champs-Élysées n’aurait jamais vu le jour sans l’obstination de Gabriel Astruc, grand organisateur de concerts dans le cadre de la Société musicale qu’il avait fondée en 1904. Soutenu par des compositeurs de renom, parmi lesquels Claude Debussy, Camille Saint-Saëns, Gabriel Fauré, Paul Dukas et Pierre Lalo, ce mélomane passionné proposa en 1906 de construire à Paris un palais philharmonique combinant plusieurs salles de gabarits différents[1]. Il s’agissait de doter la capitale d’un équipement moderne à la hauteur de ce qui se faisait dans les autres métropoles européennes. Il obtint une promesse de concession de la Ville de Paris pour un terrain situé sur l’esplanade des Champs-Élysées[2]. Les premières études furent conduites par l’architecte suisse Henri Fivaz[3], bientôt associé à un jeune confrère parisien du nom de Roger Bouvard. En 1909, à la suite d’une violente campagne contre le projet, la municipalité rompit ses engagements.
À la recherche d’un nouvel emplacement, Astruc jeta son dévolu sur une grande parcelle de l’avenue Montaigne. Bouvard reprit intégralement le projet afin de l’insérer dans le bâti existant, tout en réorganisant sa distribution intérieure. Mais l’esthétique passéiste de l’édifice projeté semblait en désaccord avec la modernité de sa destination culturelle. Gabriel Thomas, qui présidait la société immobilière créée pour construire le nouvel équipement, fit part de ses inquiétudes à son ami Maurice Denis[4]. Le peintre lui suggéra de faire appel à Henry Van de Velde, directeur de l’École des arts décoratifs de Weimar, ville pour laquelle il avait conçu peu auparavant un théâtre[5]. Invité, en juin 1910, comme architecte-conseil, Van de Velde améliora le projet de Bouvard, dont il modernisa l’expression. Mais, au moment de construire, plutôt que d’adopter l’ossature métallique préconisée par Eugène Milon (ingénieur proche de Gustave Eiffel recruté, dès 1908, par Gabriel Thomas), il voulut explorer une solution technique alternative. C’est par l’intermédiaire de son compatriote, le peintre belge Théo Van Rysselberghe, qu’il entra en contact avec les frères Perret.
Le recours au béton armé
Auteurs de l’immeuble de la rue Franklin (1903) et du garage de la rue Ponthieu (1906), Auguste et Gustave Perret ne bénéficiaient en 1910 que d’une notoriété toute relative, limitée à un petit cercle d’architectes et d’artistes admiratifs de leur engagement rationaliste en faveur du béton armé, dont ils semblaient vouloir s’emparer pour redonner vie au classicisme. Consultés en tant qu’entrepreneurs spécialistes du nouveau matériau, ils ne purent se résoudre à l’employer comme un simple moyen de substitution. Il leur fallait inventer un mode de structure adapté non seulement à l’organisation spatiale du projet, mais aussi à la logique monolithique du béton armé et à sa mise en œuvre.
Posant leurs compas et leurs équerres sur les plans de Bouvard et de Van de Velde, ils mirent au point un tracé performant qui unissait tous les espaces du théâtre en un système composé d’une trame orthogonale et de deux cercles concentriques, l’un déterminant le volume de la salle, l’autre ses accès[6]. Ils dérivèrent de cette géométrie rigoureuse l’ossature primaire du futur édifice : quatre « pylônes » supportant deux grandes poutres en forme d’arc agissant comme des « ponts ». La réduction drastique des coûts induite par cette stratégie structurelle (digne d’un ouvrage industriel) emporta l’adhésion du commanditaire.
Le chantier, mené en l’espace de deux ans, fut spectaculaire. En raison de la nature argileuse des sols et de la proximité de la nappe phréatique, on réalisa un radier (100 m x 40 m) dont on releva les bords afin d’en assurer la totale étanchéité[7]. Sur les deux poutres basses rigidifiant cet immense vaisseau, on éleva les pylônes et les ponts supportant le plancher-haut de la salle de concert, ses galeries de desserte et ses balcons en porte-à-faux. On suspendit ensuite la « coupole » (un vaste lustre couvrant toute la salle) aux poutraisons de cette dalle supérieure. Tous les remplissages furent exécutés en brique. Ceux de la façade de l’avenue Montaigne furent revêtus de marbre d’Auvergne et ornés de puissants bas-reliefs sculptés par Bourdelle[8]. Ceux de la rue de service furent laissés apparents, témoignant ainsi du caractère pragmatique de cette construction que les frères Perret comparaient volontiers à « une usine américaine[9] ».
Une œuvre collective
Le théâtre des Champs-Élysées est une œuvre classique, où peinture, sculpture et architecture s’ordonnent selon un schéma confirmé par la tradition. Bien que conventionnel dans sa forme, son décor entretient une relation inédite avec la structure constructive. Composé d’un atrium et d’une galerie en mezzanine, le péristyle est défini par la sobriété de ses colonnes (sans base ni chapiteau) et par la rigueur quadrangulaire des poutres de son plafond. Au sol, un dallage de marbre reprend la même géométrie. Deux escaliers droits, disposés symétriquement, mènent à la galerie haute où se déploie un ensemble de fresques, Les Thèmes éternels[10], réalisé par Bourdelle sur des panneaux de béton livrés à son atelier par l’entreprise Perret.
La grande salle (27 m de diamètre) offre un espace fluide animé par les lignes courbes des balcons en porte-à-faux et par le grand disque translucide qui forme son plafond (15 m de diamètre). Composé d’une structure rayonnante en fer forgé (garnie de dalles de verre coloré) et d’un anneau léger de section torique, ce lustre présente en un cycle harmonieux les peintures allégoriques de Maurice Denis : la Danse, la Symphonie, l’Opéra, le Drame lyrique, l’Orchestre, le Chœur, l’Orgue et la Sonate[11]. Inauguré au printemps 1913, le théâtre des Champs-Élysées fait l’objet de critiques diverses, parfois hostiles, dans les journaux nationaux[12]. Ce sont les musiciens eux-mêmes qui, séduits par son acoustique et par ses espaces confortables, en ont fait la renommée. Stravinsky, Debussy, Fauré, d’Indy, Satie, Milhaud, Messiaen, Varèse ont attaché leurs noms à cet édifice qui semblait rejoindre, avec ses moyens propres, leur volonté d’inscrire leur art dans les temps nouveaux.
Marqué par l’originalité du programme des trois salles (Grand théâtre, Comédie et Studio) imaginé par Gabriel Astruc et par la cohérence du groupe d’artistes invités par Gabriel Thomas à en réaliser le décor, le théâtre des Champs-Élysées apparaît aujourd’hui, en dépit de la multiplicité des interventions qui l’ont façonné, comme une œuvre remarquablement unitaire. Bouvard en a conçu le volume et la distribution[13], Bourdelle en a dessiné la façade[14], Van de Velde l’a voulu en béton armé. Quant aux frères Perret, ils ont créé le dispositif structurel et expressif qui a transformé cette aventure chaotique en un événement artistique unique, qui a profondément marqué son époque. En réinterprétant les plans qui leur furent confiés, ces architectes-constructeurs ont tiré l’édifice tout entier dans la marge étroite d’une théorie rationaliste en cours de formulation, offrant ainsi aux artistes (Antoine Bourdelle, Maurice Denis, Édouard Vuillard, Jacqueline Marval, Ker-Xavier Roussel, Henri Lebasque) un écrin radical dans lequel leurs œuvres peintes et sculptées ont pu rayonner collectivement. Premier édifice moderne classé au titre des monuments historiques (1957), longtemps négligé et menacé de destruction, le théâtre des Champs-Élysées a été racheté en 1970 par la Caisse des dépôts et consignations, qui engage, au milieu des années 1980, sa restauration. Ayant retrouvé son éclat d’origine, il est considéré aujourd’hui comme l’une des meilleures salles parisiennes. Doté d’un restaurant panoramique, il est devenu, dans la logique du complexe rêvé par Gabriel Astruc, l’un des pôles culturels les plus prestigieux de la capitale…
[1] Gabriel Astruc (1864-1938) avait prévu un complexe de trois salles : 2000 / 1200 / 800 places.
[2] Le terrain proposé se situait à proximité du rond-point des Champs-Élysées, à l’emplacement du cirque d’Été que l’on venait de démolir.
[3] Henri Fivaz (1856-1933) avait déjà réalisé deux théâtres, l’un pour le casino du Tréport, l’autre pour les thermes de Forges-les-Eaux.
[4] Amateur d’art, Gabriel Thomas (1854-1932) collectionnait les œuvres de Manet, Morisot, Gauguin, Denis, Vuillard, Roussel, Bourdelle...
[5] Ce projet conçu en 1904 par Henry Van de Velde (1863-1957) n’a pas été réalisé.
[6] Voir le plan des frères Perret intitulé « minutes de l’ossature », 14 février-4 mars 1911, Fonds Perret, 535 AP / AN-IFA.
[7] La crue de la Seine de 1910 invitait à la prudence. On réalisa des fondations étanches jusqu’au niveau de la chaussée.
[8] Antoine Bourdelle (1861-1929) a réalisé la frise centrale (Apollon et les Muses) et les panneaux latéraux (La Musique, L’Architecture, etc.).
[9] Le théâtre des Champs-Élysées a suscité des articles élogieux dans la presse spécialisée : GELLUSEAU, L. « Le théâtre des Champs-Élysées à Paris », Le Génie Civil, n° 23, 5 avril 1913, p. 441-446 ; GUILLEMOT, Maurice ; VAUDOYER, Jean-Louis et BRUSSEL, R., « Le théâtre des Champs-Élysées », Art et décoration, avril 1913, p. 101-136 ; JAMOT, Paul, « Le théâtre des Champs-Élysées », Gazette des Beaux-Arts, n° 670, avril 1913, p. 261-294 ; GUADET, Paul, « Le théâtre des Champs-Élysées », L’Architecte, octobre 1913, p. 73-80, et n° 11, novembre 1913, p. 81-87.
[10] Ces fresques représentent des scènes mythologiques : Léda et le Cygne, Psyché emportée par Éros, Pan poursuivant Syrinx...
[11] Maurice Denis (1870-1943) a peint ces toiles dans l’atelier construit par les frères Perret dans le jardin de sa villa à Saint-Germain-en-Laye.
[12] On dénonçait son prétendu style « allemand » dans un climat politique d’avant-guerre.
[13] Roger Bouvard (1875-1961) est l’auteur de l’emboîtement des trois salles réalisées : 1900 / 600 / 200 places. Ker-Xavier Roussel (1867-1944) a peint le rideau de scène de la salle de 600 places. Édouard Vuillard (1868-1940) en a décoré le foyer.
[14] Cette façade a fait l’objet de nombreuses études menées parallèlement par Bouvard, Van de Velde, Bourdelle et les frères Perret.
Auteur du texte Joseph Abram, architecte, historien.
Architecte, historien.