Située au 32 rue de Toul, dans le quartier du Bel-Air du XIIe arrondissement, cette maison, aujourd'hui isolée au milieu d'immeubles des années 1970, est caractéristique de l'urbanisation de cette ancienne partie de la commune de Saint-Mandé, annexée à la ville de Paris en 1863. En effet, cette rue correspond au tracé de l'ancien Sentier Saint Antoine, devenu en 1868 rue Sibuet. C'est seulement en 1893 que la partie de cette rue située entre le boulevard de Picpus et l'avenue Daumesnil est baptisée rue de Toul.
La construction de cette maison, dans la seconde partie du XIXe siècle, correspond au percement de la rue Louis-Braille en 1866. C'est à partir de cette rue qu'on accédait à la demeure, située au fond d'une longue parcelle qui a depuis été divisée. Un immeuble, construit au début du XXe siècle et occupant les deux tiers de cette parcelle, prive désormais la maison de cet espace et a obligé à ouvrir un portail d'entrée rue de Toul.
Auparavant occupé par un artisan-relieur qui y vivait et y travaillait, la maison est devenue en 1971 l'habitation et le studio du compositeur Pierre Henry. Citant un entretien donné au journal Le Monde en 1972, Michel Chion livre cette réflexion de l'artiste: "Je vis dans un univers clos, enfermé dans une espèce de maison de sons où je ne suis qu'une machine permettant à tout ce qui existe dans ce studio, dans ces milliers de boîtes remplies de sons glanés depuis vingt ans de se développer, de s'exprimer, au centre d'une grosse entité sonore."
Pierre Henry, après une formation musicale au Conservatoire de Paris dans les classes d'Olivier Messiaen, Félix Passeronne et Nadia Boulanger, est engagé par Pierre Schaeffer, de 1949 à 1958, pour travailler avec lui au sein du Groupe de recherches de musique concrète (GRMC) de la Radio. Dès 1955, une collaboration s'installe avec le danseur et chorégraphe Maurice Béjart qui crée un ballet sur la Symphonie pour un homme seul.
L'année de son départ de la Radio, Pierre Henry fonde, avec Jean Baronnet, le studio Apsome, 80 rue Cardinet à Paris. C'est en 1967 qu'il connaît un grand succès populaire avec Messe pour le temps présent, et s'installe dans un nouveau studio au 179 boulevard Saint-Germain, qu'il quitte en 1971 pour la maison du 32 rue de Toul, communément appelée la Maison de Sons . Dans cet endroit où il vit avec Isabelle Warnier son épouse, il fonde en 1982 l'association SON/RE, dont il est le directeur artistique. Il y créera plus de 120 œuvres assisté par Bernadette Mangin qui remplace à partir de cette date Isabelle Warnier aux travaux du studio. C'est une petite équipe de trois personnes autour de Pierre Henry qui permettra au compositeur de donner libre cours à l’activité créatrice la plus intense de sa carrière.
C'est également le lieu où il élabore à partir du début des années 1990 ses Peintures Concrètes, à partir de composants provenant de ses appareils d'enregistrement ou de mixage devenus obsolètes, de coupures de presse, de photographies. Il mène cette activité jusqu'au moment où il commence à perdre la vue, avec une amie, Annick Duboscq, qui l'assiste dans la réalisation des tableaux et dont le rôle d'intercesseur entre conception et création n'est pas sans rappeler celui de Bernadette Mangin, qui assistait Pierre Henry pour le montage.
Ces œuvres couvrent les murs de la maison, constituent son décor et le prolongement de l'univers du compositeur. Assemblages, collages, prélèvements forment la grammaire de ce langage plastique original, étroitement imbriqué à son travail sonore. Car, à l'instar de son œuvre musicale, ces Peintures Concrètes procèdent du même classement préalable de matériaux composites et fragmentés prélevés au réel. Cette approche, qui peut évoquer -formellement- au spectateur la démarche des Nouveaux Réalistes à partir du début des années 1960, et en particulier les fameux Tableaux-Pièges de Daniel Spoerri, se fonde sur la collecte d'éléments très divers. Ceux-ci deviennent en fonction de l'inspiration de Pierre Henry, support et vecteur de son imaginaire dans une démarche proche de l'élaboration de son gigantesque "dictionnaire" de sons (in Journal de mes sons, p.21).
Ces Peintures Concrètes sont à la fois transcription matérielle d'une pensée créatrice et, accrochés sur tous les murs de la maison, constituent également le cadre de son élaboration. Le mode opératoire est toujours le même. Sur une surface plane, qu'il redresse ensuite à la verticale, sont rassemblés les éléments retenus pour la composition, ensuite collés ou cloués par Annick Duboscq. Pierre Henry modifiait régulièrement l'accrochage des tableaux, n’hésitant pas à les transformer, ou à modifier leur aspect en les laissant subir les intempéries dans la cour, composant ici encore un univers en transformation permanente. Les titres étaient aussi l'objet de changements réguliers. Certaines œuvres résonnent toutefois particulièrement avec les pièces qui les abritent. Ainsi, "Portrait de mon maître" réalisé en 1996 et qui constitue un hommage à Olivier Messiaen, se trouve dans le bureaux d'Isabelle Warnier, alors que "Ondes Courtes", daté de 2010, est accroché dans le studio d'enregistrement, face au compositeur.
Dans Le Son, La Nuit (p.103), Pierre Henry développe la portée symbolique de cette production : " Mes peintures concrètes sont issues de mes étapes technologiques, c'est-à-dire que j'ai travaillé au fur et à mesure sur mes appareils, que j'ai démontés et façonnés d'une façon picturale. Ces peintures concrètes témoignent des moments forts de ma vie et entrent en résonance avec le lieu comme avec la musique : c'est comme une vibration. Je me rends compte aujourd'hui que leur disposition modifie sensiblement notre manière de les apprécier. J'ai déclaré dans Journal de mes sons que je n'écris pas avec des notes mais avec des mots; mes peintures accumulent des objets, déchets ou débris d'appareils devenus obsolètes. Ce sont des pièces étranges pour le néophyte, prélevées sur des magnétophones, des tourne-disques, des pianos ou de vieux instruments. Bois, métal ou plastique avec lesquels je joue et que je réorganise sur une surface plane ou une boite - elles me portent à la méditation. Quand je suis dans le studio, isolé avec mes sons, me savoir au milieu des éléments constitutifs de ma musique me rassure. ces peintures donnent à voir, au même titre que mes livres, ma sonothèque et les archives. D'ailleurs, vous ne trouverez ici aucun meuble.".
En 2013, une exposition au Musée d'art moderne de la ville de Paris, intitulée "Autoportrait en 53 tableaux" a d'ailleurs été consacrée à cette production (deux expositions ont également eu lieu à la Galerie Aline Vidal en 2012 et 2015). C'est Pierre Henry qui en a réalisé la scénographie, poussant le souci de reproduire l'atmosphère de la rue de Toul en refusant de faire figurer des cartels à côtés des tableaux, et réalisant un accrochage en cinq sections, évoquant -en particulier par le choix des titres- les chapitres décisifs de sa carrière musicale et les collaborations majeures avec d’autres créateurs.
La "Maison de sons" devient aussi en 1996 un lieu de concerts. A ces occasions, qui se répéteront jusqu'en 2010, la musique est diffusée par 80 haut-parleurs dans toutes les pièces de la maison, et les visiteurs, déambulent, choisissent le lieu où ils souhaitent l'écouter. Évoquant ce dispositif, Pierre Henry précise que " Chaque pièce correspond à une petite salle de concert, avec sa configuration particulière (...) où le son voyage" (in Le Son, la Nuit, p.101), Ces soirées, qui réunissent une soixantaine de personnes à chaque fois (et 9000 au total), sont aussi le prétexte à la découverte par le public des Peintures Concrètes, et à une exploration de l'univers du compositeur. Ils contribuent également à fixer durablement dans la mémoire collective l'atmosphère singulière de cette "Maison de sons", vouée à disparaitre à la fin de l'année 2018.
Conservateur du patrimoine, service Patrimoines et Inventaire, Région Ile-de-France.